1973 |
Chili : un massacre et un avertissement |
Le mardi 11 septembre 1973, la « junte » formée par les généraux commandant les différentes armes de l’armée chilienne a brutalement mis fin à l’existence du gouvernement Allende, de ce gouvernement qui depuis sa constitution, en octobre 1970, prétendait assurer la tâche du passage pacifique du Chili au socialisme. Et à la tête de la junte militaire, il y avait le général Augusto Pinochet, l’un de ces généraux que les dirigeants de l’Unité Populaire avaient présentés aux travailleurs comme des militaires loyaux, comme les meilleurs garants de la légalité.
Le putsch a été d’une rare violence. Les blindés et l’aviation d’assaut sont intervenus massivement dès le début, et les images de Santiago qui nous sont parvenues depuis sont celles d’une ville frappée par la guerre. Nul ne peut encore, d’ici, faire le bilan exact du drame, dire combien de milliers de travailleurs, de petites gens, sont déjà tombés sous les coups des bourreaux. Mais l’on sait que depuis le coup d’État, la chasse à tout ce qui était de gauche est ouverte au Chili, que l’on fusille et que l’on déporte à tour de bras, que des milliers de prisonniers s’entassent dans les stades de Santiago ou dans les cales des navires de guerre, à Valparaiso. Et les premières mesures politiques prises par la junte : interdiction de tous les partis politiques de gauche, dissolution des syndicats ouvriers, ne laissent aucun doute sur la portée de ce qui est en train de s’accomplir là-bas.
Pour les militaires chiliens, il ne s’agit pas seulement de remplacer le gouvernement Allende par un gouvernement plus à droite. Il s’agit de pratiquer la saignée à laquelle rêvent tous les généraux réactionnaires. Il s’agit d’essayer d’assassiner toute une génération de militants ouvriers et socialistes, de frapper de terreur la classe ouvrière et la population pauvre tout entière, et de tenter d’anéantir tout espoir même en une autre société.
Le sort tragique du prolétariat chilien, les travailleurs du monde entier doivent en tirer les leçons. Certains - ceux là mêmes, surtout, qui défendent en France la même politique qu’Allende et l’Unité Populaire défendaient au Chili - disent que ce n’est pas le moment, que sur les tombes à peine recouvertes des martyrs de Santiago, il convient seulement de se recueillir. Mais les leçons que nous devons tirer des événements chiliens, les travailleurs de là-bas les ont payées trop cher pour que nous ayons le droit de les mépriser. Toute une génération de militants massacrée, et il ne faudrait pas essayer de savoir comment cela fut possible, comment éviter que cela ne se reproduise ailleurs, dans l’avenir ?
C’est au contraire aujourd’hui le devoir de tous les travailleurs conscients de se poser ces questions. Et il n’y a qu’en tirant les leçons de ce drame que les travailleurs du monde entier pourront un jour réaliser ce qui était l’espoir de leurs frères chiliens, l’avènement d’une société socialiste, et venger du même coup toutes les victimes de la barbarie capitaliste, venger la classe ouvrière chilienne assassinée.
D’abord parce qu’elle en a eu la possibilité. La crise économique, qui existait certes bien avant l’arrivée de l’Unité Populaire au pouvoir, mais qui n’avait cessé de s’approfondir depuis 1970, le mécontentement croissant de la petite bourgeoisie urbaine, le désenchantement sans doute aussi d’un certain nombre de travailleurs déçus par l’Unité Populaire, et qui ne voyaient pas pourquoi ils auraient défendu Allende, tout cela constituait une situation politique qui a donné à l’armée et à l’extrême droite l’occasion de s’imposer au pouvoir, et d’imposer leur politique à la bourgeoisie chilienne qui, jusque là, faisait confiance à Allende par l’intermédiaire des hommes politiques des partis bourgeois de droite.
Ces circonstances favorables permettaient aussi à l’extrême droite de débarrasser la bourgeoisie chilienne, pour des années, de toute opposition ouvrière en éliminant physiquement tout ce que la classe ouvrière comptait de militants.
Pour l’armée, qui ne représentait dans le pays qu’une force numériquement très minoritaire, ce massacre était d’ailleurs une nécessité politique. Elle ne pouvait se contenter de déposer Allende et de le remplacer à la tête de l’État, gestes auxquels se résument parfois, dans d’autres circonstances, certains coups d’État militaires. La réussite immédiate du putsch - face à une possibilité de résistance de la classe ouvrière - comme la stabilité future du régime qu’il voulait mettre en place imposaient à l’état-major de frapper vite et fort, et de briser la classe ouvrière pour le plus longtemps possible.
Dès le début du gouvernement Allende la possibilité d’un putsch militaire était présente à tous les esprits. Depuis des mois - mais plus particulièrement depuis la tentative de putsch d’un régiment de blindés de la capitale le 29 juin dernier - tout le monde savait - et bien entendu Allende et les dirigeants de l’Unité Populaire les tout premiers - qu’il existait une menace permanente de coup d’État.
Pour preuve que la gauche chilienne était parfaitement au courant de cette menace il suffit de relire les numéros de ces trois derniers mois du quotidien du PCF L’Humanité, qui reflète certainement fidèlement les préoccupations et les informations du Parti Communiste Chilien et de l’Unité Populaire. La possibilité d’un coup d’État y est sans arrêt évoquée :
« La réaction a compris que toute possibilité de « coup d’État légal » lui devenait interdite. Il ne restait, il ne reste plus que le putsch » (L’Humanité du 30.6.73).
« Situation très grave au Chili : les députés de la droite appellent l’armée à renverser le gouvernement » (titre de L’Humanité du 24.8.73).
« Le troisième (courant qui traverse l’armée, NDLR) - notamment dans l’aviation et la marine - est prêt sans aucun doute pour peu que la conjoncture s’y prête à prendre la direction ou à se rallier à un coup d’État réactionnaire » (L’Humanité du 8.9.73).
Dans les semaines et les mois qui ont précédé le putsch, l’armée prenait de plus en plus ses distances d’avec le gouvernement Allende : démission du général Ruiz de ses fonctions de ministre des travaux publics et de commandant en chef des forces aériennes le 18 août ; démission du général Prats du ministère de la défense et du commandement en chef des forces armées le 23 août ; démission des généraux Guillermo Pickering et Mario Sepulveda, respectivement directeur de tous les instituts militaires du pays et commandant de la garnison de Santiago, le 24 août ; démission de l’amiral Raoul Montero, commandant en chef des forces navales chiliennes de son poste de ministre des finances le 27 août. Régis Debray, qui se présente comme un allendiste inconditionnel et un ami de l’ex-président, écrit dans Le Nouvel Observateur du 17.9.73 : « Réunissant le lendemain dans son bureau le corps des généraux d’active des forces armées, il (Allende, NDLR) découvrit qu’il ne pouvait compter que sur quatre généraux contre dix huit (les quatre étaient parmi ceux qui allaient démissionner de l’armée en août, NDLR). Au même moment, les officiers subalternes délibéraient dans toutes les casernes du pays : huit sur dix, surtout parmi les plus jeunes, demandaient le relâchement des mutins et la destitution des quatre fidèles qui, Prats en tête, avaient obtenu leur reddition ».
Le coup d’État n’était pas seulement prévisible. Il était prévu. Par Allende et son gouvernement lui-même. Mais ils n’ont rien fait pour s’y opposer.
Parce que personne - excepté peut-être certains mouvements gauchistes - ni Allende ni les partis qui le soutenaient, ne le leur ont demandé ni ne les ont préparés à cela.
Car au moment d’un putsch, si les soldats n’ont pas été préparés d’avance à son éventualité et instruits de ce qu’ils doivent faire en ce cas, ils n’ont aucun moyen de s’y opposer. Et aussi bien les soldats du contingent que les engagés qui pourraient prendre le parti des travailleurs et de la gauche. Laissés dans l’ignorance la plupart du temps du but réel des ordres qu’ils reçoivent et des mouvements qu’ils font, coupés du reste de la population, soumis à leurs officiers, par quel miracle trouveraient-ils brusquement la conscience et la force de leur dire non au moment précis où ces officiers, franchissant le Rubicon, ne peuvent plus tolérer dans leur troupe ni la moindre désobéissance ni même la moindre hésitation ?
C’est avant l’éventuel putsch que les soldats sympathisants de la cause des travailleurs doivent être préparés à contrôler tous les faits et gestes de leurs officiers, être appelés à désobéir aux ordres qui pourraient leur sembler suspects ou encore mieux qui n’auraient pas reçu d’abord l’approbation des représentants civils des travailleurs (syndicats ou comités locaux), être organisés en liaison avec les travailleurs pour qu’ils sentent qu’en cas de conflit avec leurs officiers ils ne se trouveront pas seuls face à ces hommes qui ont sur eux tout pouvoir, y compris de vie et de mort. C’est avant le putsch que les travailleurs doivent montrer aux soldats qu’ils sont prêts à lutter et décidés à triompher. Car les soldats ne peuvent refuser d’obéir aux ordres de leurs officiers et passer dans l’autre camp, ou même simplement rester neutres, que s’il y a dans cet autre camp une perspective de victoire.
Au lieu de cela le gouvernement d’Unité Populaire a multiplié les proclamations pour demander aux soldats de rester fidèles à leurs officiers, même et y compris dans la dernière période, alors que l’armée était en pleine préparation du coup d’État. Ainsi, le 1er septembre, quelques jours à peine avant le putsch, Étienne Fajon, qui revenait d’un voyage au Chili, disait lors d’une conférence de presse : « La phraséologie gauchiste de différentes formations, dont le MIR est la plus connue, a étayé des positions irresponsables et aventuristes ; c’est le cas de la consigne gauchiste de désobéissance lancée aux soldats, qui a facilité les tentatives des officiers favorables au coup d’État... ».
Pendant le mois d’août on apprenait que plus d’une centaine de marins avaient été emprisonnés et torturés pour avoir voulu s’opposer à la préparation d’un putsch par leurs officiers. Non seulement l’état-major de la marine avait, semble-t-il, monté une provocation pour amener les marins sympathisants actifs de la gauche à se découvrir mais, de plus, il annonçait tout à fait officiellement qu’il entendait maintenant les traduire devant la justice militaire. Le gouvernement Allende laissait faire. Comment après cela les soldats auraient-ils pu prendre son parti en sachant qu’ils risquaient alors la prison et la torture sans que le pouvoir fasse un geste pour eux ?
C’est une telle politique qui a condamné tous les soldats à rester solidaires de leurs officiers quoi qu’il arrive.
Mais pour mener une autre politique, il fallait être prêt et résolu à briser l’armée et non pas avoir comme souci essentiel de la préserver.
Au Chili il y a un contingent d’appelés aux côtés des 75 000 militaires professionnels (en comptant les 25 000 carabiniers). En Espagne en 1936 il y avait un service militaire. Il est donc absurde de croire que l’armée de conscription, qui de toute manière est toujours encadrée par des professionnels, est une protection automatique contre un coup d’État militaire.
De même d’ailleurs, l’armée française, composée de seuls professionnels en Indochine et d’une majorité du contingent en Algérie, mena exactement le même sale travail et la même guerre coloniale dans ces deux pays.
Les hommes de troupe seuls, conscrits ou professionnels, ne peuvent rien contre l’encadrement. Ils sont écrasés par lui et ne peuvent que suivre, y compris dans un putsch qu’ils désapprouvent.
La vraie question, la seule, dépend de la politique de la classe ouvrière et des organisations qui la représentent, de leur capacité et de leur volonté de s’adresser aux soldats, de les dresser contre leurs officiers, d’aider par tous les moyens ceux qui le font, et surtout d’offrir des perspectives de victoire pour le camp des travailleurs. Comment des soldats, professionnels ou conscrits, qui risquent la prison sinon le peloton d’exécution pour simplement exprimer leur sympathie à la gauche au sein de l’armée, pourraient-ils prendre parti contre leurs officiers ou même simplement refuser d’obéir aux ordres des putschistes, si les choses sont réglées d’avance, si la victoire des militaires est assurée, si les travailleurs n’ont aucune chance de triompher ?
Au début du mois d’août on estimait, paraît-il, qu’il n’y avait que cinq ou six généraux d’active sur vingt-cinq sur lesquels Allende pouvait compter et que huit officiers sur dix lui étaient défavorables. Et, pendant ce mois d’août, à l’approche du putsch, tous les généraux qui passaient pour allendistes ont donné leur démission. Ils ont préféré disparaître plutôt que de s’opposer au coup d’État.
Le général Prats, en donnant lui-même sa démission du ministère de la défense et du commandement en chef des forces armées a résumé leur position : « Pour ne pas briser l’armée ».
Si les politiciens démocrates, du type Allende, préfèrent la défaite politique et même risquer la mort plutôt que de toucher à l’État et à ce qui en est l’essence, l’armée et la police, comment pourrait-il en être autrement des officiers « démocrates » ? L’armée, c’est eux. Par toutes les fibres de leur formation, de leur vie, de leur être, ils sont destinés à la préserver. Au risque, eux aussi, de la défaite de leur parti et même de leur carrière.
L’armée chilienne compte 75 000 professionnels dont 50 000 dans les divisions classiques, terre, mer, air, et 25 000 carabiniers organisés sur le modèle militaire et dotés d’un armement d’infanterie. Face à cela il y a « un million et demi de travailleurs sur lesquels la centrale syndicale unique exerce une influence directe » (L’Humanité du 27.8.73).
La classe ouvrière avait donc les moyens de s’opposer au coup d’État militaire, à condition de s’armer, de faire appel à l’intérieur même de l’armée aux militaires (soldats ou sous-officiers) favorables à la gauche, et surtout de passer à l’offensive la première sans laisser l’avantage de celle-ci à l’état-major.
Au lieu de cela, la gauche a parlé d’armer les travailleurs sans le faire. « S’il le faut, le peuple sera armé » déclarait à la radio Allende à la suite du putsch manqué du 29 juin. Mais en matière de guerre civile rien n’est plus ridicule que les menaces sans effet et les rodomontades.
Elle a mobilisé la classe ouvrière dans de grandes manifestations de rue pacifiques et désarmées. À Santiago, il y a eu 500 000 manifestants le 30 juin à la suite du putsch manqué du régiment de blindés et 800 000 le 4 septembre, cinq jours avant le putsch. Mais que peuvent des centaines de milliers de travailleurs désarmés contre quelques milliers de soldats, eux bien armés ?
Il y avait parmi les soldats et les sous-officiers un certain nombre de partisans de la gauche, comme le prouve l’affaire des marins de Valparaiso.
Mais le gouvernement d’Allende laissait l’état-major de la marine monter officiellement et publiquement un procès contre ces marins, et de plus, il multipliait les appels aux soldats pour qu’ils demeurent loyaux envers leurs officiers. Ainsi L’Humanité du 9.9.73 résumait la thèse de l’Unité Populaire : « Certains mots d’ordre - par exemple la désobéissance envers les officiers élevée dans tous les cas en vertu révolutionnaire - donnent prétexte à des conflits renforçant les positions de la droite, à des provocations d’officiers réactionnaires contre le gouvernement. On voudrait jeter dans les bras des comploteurs les officiers loyaux que l’on ne s’y prendrait pas autrement... ». En fait, la politique de I’Unité Populaire a surtout abouti à laisser sinon dans les bras, du moins sous les ordres de leurs officiers, les soldats qui pouvaient lui être favorables. Que pouvaient-ils faire d’autre puisque c’est la gauche elle-même qui leur recommandait, comme la première des vertus, l’obéissance à leurs officiers et qui, de plus, abandonnait à ces mêmes officiers ceux d’entre eux qui avaient voulu s’opposer à d’éventuelles en-treprises factieuses ?
Ce que la gauche a conçu au mieux pour s’opposer au putsch, c’est de mobiliser les travailleurs pour garder les usines. « Les 10 000 volontaires de la patrie - jeunes communistes, socialistes, chrétiens, ouvriers, étudiants, paysans qui consacrent jusqu’à 18 heures par jour à la conduite, au chargement, au déchargement des camions, qui montent la garde autour des usines, des centrales électriques, des réservoirs d’eau potable, qui affrontent les commandos d’extrême droite - donnent par leur exemple quotidien une idée de ce que serait la riposte populaire à un éventuel coup de force ». (L’Humanité du 27.8.73).
Mais dans les semaines qui ont précédé le putsch, l’armée a multiplié les perquisitions dans les quartiers ouvriers et les entreprises pour y rechercher les armes que les travailleurs auraient pu détenir. Non seulement le gouvernement d’Unité Populaire n’a rien fait pour s’opposer à ces opérations policières, mais il a au contraire donné à l’état-major un blanc-seing pour y procéder.
Parce que ses dirigeants - et en premier lieu Allende lui-+même - sont des hommes politiques bourgeois, même s’ils se disent de gauche, socialistes, communistes ou marxistes, parce qu’à l’image de Léon Blum, chef du gouvernement du Front Populaire en France en 1936 qui se qualifia ainsi lui-même, ils se sont comportés comme des « gérants loyaux du capitalisme », et en étaient.
Et tous les hommes politiques bourgeois, quelle que soit leur couleur politique, savent que le dernier recours pour défendre l’ordre social établi, c’est l’appareil de l’État bourgeois, l’armée et la police. Il n’est donc pas question pour eux de toucher à celles-ci. Même s’ils savent aussi qu’elles sont composées d’hommes de droite et de fascistes, c’est à-dire d’adversaires politiques dont le rêve et le programme sont d’annihiler la gauche et le mouvement ouvrier.
Le gouvernement d’Unité Populaire n’a d’ailleurs pas touché davantage au reste de l’appareil d’État. Il a accepté la loi d’inamovibilité des fonctionnaires, qui a permis à tous ceux mis en place par les gouvernements de droite précédents, et notamment la Démocratie Chrétienne de Frei, de rester à leur poste... et d’y mener éventuellement une autre politique que celle du gouvernement.
Les politiciens de l’Unité Populaire préféraient courir le risque du coup d’État, avec tous les risques personnels que celui-ci comportait pour eux, comme le montre l’exemple d’Allende, plutôt que de prendre le risque de démolir cet instrument de la bourgeoisie, qui est le meilleur et l’ultime garant contre les exploités, la classe ouvrière et la révolution.
Cette attitude est d’ailleurs le critère de la nature politique profonde de ces hommes de gauche, la preuve que, quelle que soit l’idéologie dont ils se réclament, ils ne sont en réalité que des représentants de la bourgeoisie.
La caste des officiers français est exactement comme au Chili liée par toutes ses fibres à la bourgeoisie et à la réaction.
Sans remonter aux siècles précédents, l’armée française a même une tradition plus solide dans la répression que l’armée chilienne puisque, après la Seconde Guerre Mondiale, elle a mené près de vingt ans de guerre coloniale en Indochine, à Madagascar, en Algérie, etc. Tous les officiers qui ont aujourd’hui le grade de capitaine ou au-dessus sont passés pratiquement par cette école. Un bon nombre de sous-officiers de carrière aussi.
Et surtout le rôle fondamental de l’armée est, en France comme au Chili comme partout, de servir d’instrument ultime et décisif pour trancher en faveur de la défense de l’État bourgeois.
Aucun doute n’est permis. Si la bourgeoisie, ou certains secteurs déterminants de celle-ci, estimaient, pour une raison ou une autre, que laisser la gauche au pouvoir devient dangereux ou nuisible pour leurs intérêts et qu’ils n’aient pas d’autres moyens de s’en débarrasser, ils feraient appel à l’armée.
Le régime actuel de la Cinquième République a été instauré à la suite de la révolte de l’armée en Algérie en mai 58. En avril 61, quelques généraux tentèrent par un nouveau putsch en Algérie de se débarrasser de de Gaulle. À leur tête, il y avait Salan, qui avait passé longtemps pour un général « républicain » et avait la réputation d’un général politique qui avait gagné ses galons grâce à ses relations avec les politiciens de la Quatrième République. Comment pourrait-on soutenir après cela qu’un putsch est impensable avec l’armée française ?
D’ailleurs une partie des manoeuvres que font régulièrement les troupes consiste à apprendre à lutter contre une éventuelle subversion intérieure. À quoi cela rime-t-il donc sinon à s’entraîner pour la guerre civile ?
Les prises de position des dirigeants du Parti Communiste Français et du Parti Socialiste, au lendemain du putsch chilien, sont parfaitement claires. Ils n’ont tiré aucune leçon de ces événements, et ont au contraire déclaré qu’ils n’entendaient changer en rien leur politique.
Étienne Fajon écrivait par exemple dans L’Humanité du 13 septembre : « Le drame chilien confirme, par ailleurs, pour nous, la justesse de notre orientation fondamentale maintes fois exposée... les partis de gauche, pour promouvoir et mettre en oeuvre leur programme commun, doivent s’assurer le soutien actif et persévérant de la masse immense des travailleurs, de toutes les victimes des monopoles, c’est à-dire de la grande majorité des Français ; ainsi sera isolée et, par conséquent, mise hors d’état de nuire l’étroite oligarchie qui domine encore aujourd’hui l’économie et la politique de la France ; ainsi la volonté du peuple sera assez forte pour déjouer tous les complots et pour l’emporter ». Comme on le voit, pour Fajon et le PCF, le problème de « mettre hors d’état de nuire » l’armée et la police au service de la grande bourgeoisie ne se pose même pas. Il suffit « d’isoler » celle-ci.
Et quant à l’attitude qu’aurait l’Union de la Gauche au pouvoir vis-à-vis de l’armée, voilà ce que déclarait François Mitterrand le 24 septembre au micro d’Europe N°1 : « Je n’ai jamais mis le légalisme de l’armée en doute, en dépit des expériences cruelles de 1958 et 1961. L’armée ne constitue pas une menace à l’heure actuelle pour une république gouvernée par la gauche et dont les structures économiques seraient modifiées. »
Pour justifier cet optimisme béat, les dirigeants de l’Union de la Gauche n’ont finalement, en dernier recours, que cette lapalissade maintes fois répétée en particulier par Georges Marchais : « Le Chili n’est pas la France ». Pour eux, ce seraient donc des conditions spécifiques à la France qui permettraient de ne pas craindre de putsch dans ce pays, en cas de venue de la gauche au pouvoir.
Leur raisonnement n’a d’ailleurs rien d’original, car les réformistes de tous les pays expliquent toujours la possibilité du passage au socialisme par des voies pacifiques dans leur propre pays par les conditions spécifiques de celui-ci. À preuve cette déclaration que Salvador Allende a faite en juin 1972 à un journaliste français (Le Figaro du 13 septembre) : « C’est dans notre pays seul que l’armée défend la Constitution et la loi. Elle apporte dans le respect de la volonté populaire une contribution technique inappréciable au développement de la nation ». Et, rapporte ce journaliste, Allende avait ajouté : « Hein, vous ne pourriez pas en dire autant en France, ni dans la plupart des pays européens ! »
Face à la menace de putsch ce n’était pas attendre l’arme au pied, à supposer qu’ils aient effectivement des armes, que devaient faire les travailleurs. Cela, c’était au mieux, leur offrir d’avance comme seule perspective de succomber en défendant héroïquement leur usine. C’est ce qui est arrivé.
Pour avoir une chance de vaincre le putsch il faut en prendre les devants.
Quelques milliers d’officiers mis hors d’état de nuire ce n’était pas chose impossible à des dizaines de milliers de travailleurs qui de toute manière risquaient leur vie en laissant faire l’armée comme la suite l’a prouvé. C’était d’autant moins impossible qu’ils auraient alors été aidés par la minorité des soldats de gauche.
Mais pour cela, bien plus que les usines, les centrales électriques ou les points d’eau, c’étaient les stocks de vivres, de munitions, d’armement et de carburant qu’il aurait fallu mettre sous le contrôle direct des travailleurs, et faire en sorte que pas un officier puisse s’y servir sans avoir reçu au préalable le visa des représentants des travailleurs.
Il aurait fallu que les travailleurs et leurs représentants pénètrent dans les casernes, les mettent véritablement sous leur contrôle, s’appuient sur les soldats sympathisants, surveillent faits, gestes et ordres des officiers, soient prêts à s’opposer à ceux-ci, éventuellement même à arrêter ceux d’entre eux qui auraient une conduite suspecte.
À cette condition alors, l’organisation d’un putsch par un état-major et des officiers sous surveillance constante et mis dans l’impossibilité de bouger sans le feu vert des organisations ouvrières aurait pu être rendue impossible.
L’énorme majorité, sinon la quasi-totalité des cadres de l’armée et de la police sont de droite, réactionnaires ou au moins conservateurs. Ceux qui se prétendent démocrates, nous l’avons vu au Chili, en cas de putsch de la droite préfèrent disparaître plutôt que de briser l’armée et la police en s’y opposant.
Épurer signifie-t-il exclure tous ceux-là ? Mais alors il ne reste plus personne et cela revient dans les faits à dissoudre et briser l’armée ou cela signifie-t-il seulement - comme l’entendent les partis de gauche quand ils en parlent - se défaire des plus réactionnaires ou des plus compromis d’entre les cadres ? Mais alors c’est ne rien changer de fondamental et maintenir pour l’essentiel ce corps dont la défense des intérêts de la bourgeoisie est la raison d’être, c’est maintenir donc tous les dangers de putsch et de coup d’État.
On ne peut pas plus démocratiser qu’épurer l’armée de la bourgeoisie. En France, tous les cadres de cette armée ne sont pas des grands bourgeois. Une bonne partie d’entre eux est issue [1] de la petite bourgeoisie. Les hommes de troupe le sont, eux, de la classe ouvrière ou de la paysannerie. Mais un paysan, un petit-bourgeois ou un ouvrier qui passe sous l’uniforme et y fait carrière, abandonne les idées de sa classe et les attaches avec elle pour devenir un soldat c’est à-dire un instrument dans les mains de l’état-major. C’est encore plus vrai s’il devient officier. La formation et la discipline auxquelles il est soumis, et qui ont fait largement leurs preuves plus que centenaires, n’ont pas d’autre but.
À la « Libération » on a ainsi prétendu démocratiser l’armée et la police en y intégrant une partie des hommes des maquis. Cela n’a empêché ni les CRS de mater les grèves ouvrières ni l’armée de mener les sales guerres coloniales, à commencer par la guerre d’Indochine.
Les chefs du Parti Communiste Français nous disent aujourd’hui qu’en France il faut compter sur le contingent, que celui-ci est le véritable garant de la démocratisation de l’armée, que les jeunes appelés, travailleurs, ouvriers, paysans sous l’uniforme pour un temps, ne laisseraient pas faire des officiers putschistes.
Mais coupés du reste de la population laborieuse durant leur service militaire, encasernés hors de tout contrôle et de tout droit de regard de cette population, ces soldats comme ceux de carrière sont entièrement soumis à leurs officiers. Seuls face à ceux-là ils n’ont pratiquement aucun moyen de s’opposer à leur volonté.
Et les dirigeants du PCF, qui parlent de démocratisation de l’armée, ne disent pas un mot, eux, du seul moyen d’assurer cette démocratisation : le contrôle des travailleurs sur l’armée, les casernes, les armes, les stocks de toutes sortes dont une armée moderne a besoin pour exister.
La seule armée populaire et démocratique serait celle que formeraient tous les travailleurs en armes, hors des casernes, sans gradés tout-puissants ni hiérarchie professionnelle mais avec l’armement et l’instruction militaire sur les lieux de travail ou d’habitation et des chefs élus et révocables, à tous les échelons.
Certes une armée moderne, qui comporte obligatoirement des blindés, de l’aviation, des armes de toutes sortes d’une haute technologie doit avoir des stocks d’armement et aussi des techniciens capables de servir ces armes.
Mais mettre les stocks et les dépôts sous la garde des travailleurs en armes, soumettre leur utilisation par les techniciens à l’approbation des représentants des travailleurs est parfaitement possible. Car il est finalement plus facile aux travailleurs qui fabriquent les armes et les munitions, les moyens de transport et les communications, qui bien souvent les entretiennent, de soumettre l’état-major et le corps des officiers tout entier à un tel contrôle, qu’aux soldats du contingent isolés et privés d’information.
De toute façon, sans un tel contrôle, inutile de parler de démocratisation de l’armée.
Une telle armée a existé déjà, ne serait-ce qu’un court moment, à plusieurs reprises dans l’histoire.
En 1871 sous la Commune de Paris ; en 1917 en Russie aux premiers temps du pouvoir des Soviets ; en Espagne en 1936 quand, malgré le gouvernement républicain, des milices ont surgi un peu partout pour s’opposer justement au coup d’État de Franco.
Et puis c’est la seule chance des travailleurs, de la gauche, du socialisme. Sinon, si nous ne sommes pas capables de briser ce bastion de la réaction qu’est forcément l’armée actuelle, ce n’est pas la peine de penser à un pouvoir des travailleurs. Bien pire, un simple gouvernement de gauche a toutes les chances de finir par la réaction militaire comme au Chili.
Les travailleurs n’ont donc pas le choix : ou ils sont capables d’appliquer un programme révolutionnaire et de briser l’armée, ou ils sont condamnés à subir le joug de la bourgeoisie, de la réaction et du fascisme.
Le rôle essentiel de la police, sa raison d’être, est un rôle politique. Elle existe pour défendre la propriété et l’ordre des capitalistes.
Accessoirement, elle sert aussi à défendre les personnes des citoyens contre les voyous criminels ou les fous, qui sont pour le plus grand nombre d’ailleurs eux-mêmes des produits de la société capitaliste. Mais c’est évidemment ce rôle secondaire et accessoire qui est mis en avant par les tenants du système pour justifier l’existence de cette police.
Les travailleurs n’ont aucun besoin de la fonction politique de la police qui est directement dirigée contre eux.
La seconde fonction policière - la protection des personnes - qui disparaîtra d’ailleurs pour l’essentiel dans une autre société, aura pourtant sans doute encore un certain temps sa raison d’être, l’influence et les tares de la société capitaliste lui survivant certainement un bon moment.
Aussi si toute la police politique doit être désarmée et mise sans délai hors d’état de nuire (par exemple CRS et gendarmerie mobile en France, comme aurait dû être désarmé et mis hors d’état de nuire au Chili le corps des carabiniers, composé de 25 000 hommes organisés sur le modèle militaire), les hommes chargés de veiller spécialement à la protection des personnes devront être en tout état de cause constamment contrôlés par les travailleurs et la population si ceux-ci ne veulent pas voir leurs « défenseurs » se retourner un jour contre eux.
Contrôler une police, cantonnée dans le seul rôle de défense des citoyens, cela signifie la mettre sous la surveillance constante de ces citoyens.
Tous les policiers doivent être élus et révocables à tout moment par les travailleurs de la localité où ils ont mission d’exercer leur fonction. Ces travailleurs doivent pouvoir à tout moment contrôler comment ils l’exercent, c’est à-dire pouvoir visiter jour et nuit les commissariats, et aussi les prisons, demander et exiger des comptes et des explications.
Une police soumise à ce contrôle constant, qui ne serait pas encasernée mais vivrait au milieu de la population de la même vie qu’elle, qui n’aurait pas non plus le monopole des armes puisque l’ensemble des travailleurs serait armé, une telle police ne présenterait alors effectivement plus de risque de constituer un corps à part ni de possibilité de défendre d’autres intérêts que ceux des travailleurs et de l’ensemble de la population laborieuse.
Un tel programme, quand il est défendu par les révolutionnaires, paraît à beaucoup, aujourd’hui en France, utopique ou hors d’atteinte. Pourtant les exemples abondent dans l’histoire où on a vu l’armée mise hors d’état de nuire, de gré ou de force, et la population et les travailleurs s’armer.
Et même si sa réalisation paraît bien difficile, les travailleurs doivent pourtant prendre conscience que c’est le seul moyen qui puisse leur garantir non seulement la victoire de la classe ouvrière et le socialisme, mais ne serait-ce qu’un certain nombre de conquêtes politiques ou sociales arrachées dans le cadre même de la démocratie bourgeoise et du système capitaliste.
S’armer et désarmer l’état-major n’aurait pas coûté davantage à la classe ouvrière chilienne que suivre la désastreuse politique d’Allende et de l’Unité Populaire. Beaucoup moins même probablement. L’exemple du Chili le montre : ce n’est pas en refusant de s’armer et en ne s’attaquant pas à l’armée qu’on évite la guerre civile et le massacre de la classe ouvrière. Car en période de crise, quand ce n’est pas la classe ouvrière, c’est l’armée réactionnaire qui prend l’initiative. Et alors ce n’est souvent même pas la guerre civile, mais c’est toujours le massacre d’une classe ouvrière et d’une gauche désarmées qui n’ont même pas la possibilité de se défendre.
Ce n’est pas parce qu’ils se sont armés et qu’ils ont entrepris de désarmer l’armée et la police que des milliers de travailleurs chiliens sont aujourd’hui assassinés, et des milliers d’autres torturés et emprisonnés. C’est parce qu’ils ne se sont pas armés et qu’ils ont laissé les armes aux mains d’un appareil professionnel de répression au service de la bourgeoisie.
Souvenons-nous que la racaille militaire et la canaille réactionnaire sont d’autant plus impitoyables qu’elles peuvent frapper en toute impunité. Les plus grands massacres de l’histoire sociale ont toujours été ceux des masses sans défense, soit vaincues après la bataille comme après la Commune de Paris, soit même sans qu’il y ait bataille comme au Chili actuellement, comme en Indonésie il y a quelques années.
La gauche chilienne a fait état bien des fois de ses craintes d’une intervention étrangère, c’est à-dire nord-américaine. Dans les jours mêmes où a éclaté le putsch, des unités navales américaines venaient d’arriver au large des côtes chiliennes. Sans doute une intervention de la marine et de l’armée américaines n’était-elle pas exclue au cas où elle se serait révélée absolument nécessaire. Il est probable en tout cas que la CIA et l’appui que la droite et les militaires ont trouvé auprès des États-Unis ne sont pas étrangers au déclenchement du coup d’État du 11 septembre [2].
Les interventions des États-Unis au Guatemala et à Saint-Domingue, pour ne pas parler du Vietnam, celle de la Grande-Bretagne en Grèce en 1945, celles de la France au Gabon ou au Tchad plus récemment, celle de l’URSS en Hongrie ou en Tchécoslovaquie font que la crainte d’une intervention étrangère ne peut pas être considérée comme une chimère ou un mythe.
Pourtant l’exemple de toutes ces interventions qui ont effectivement abouti à remettre en selle un régime renversé ou chancelant contre la volonté de la majorité de la population laborieuse montre clairement qu’elles réussissent d’autant mieux et d’autant plus vite qu’elles trouvent appui dans le pays envahi, sur l’appareil d’État ou une fraction de celui-ci et que les travailleurs et la population sont sans armes. D’ailleurs la plupart des coups d’État où l’on a pu voir la main de l’étranger et des grands pays impérialistes, USA, Grande-Bretagne ou France, ont pu être réalisés sans intervention militaire extérieure, avec les seules forces que l’impérialisme trouvait justement dans l’armée ou la police locale, face à une population désarmée.
A contrario les exemples du Vietnam ou de Cuba montrent que lorsque ces conditions ne sont plus remplies, l’intervention étrangère devient très difficile, inefficace, voire impossible.
À Cuba, l’ancienne armée et l’ancienne police ont été complètement détruites. Et aux moments décisifs en tous cas - par exemple lors de la tentative d’invasion de la Baie des Cochons par des exilés cubains entraînés et armés par les États Unis et la CIA - le régime castriste n’a pas hésité à armer les ouvriers et les paysans, à les constituer en milices.
Et ainsi, Cuba, petite île de six millions d’habitants, toute proche des côtes des États-Unis, a effectivement résisté à toutes les pressions et à tous les assauts de l’impérialisme.
Les États-Unis n’avaient pourtant pas l’intention de tolérer à leur porte, à leur nez et à leur barbe, un régime qui a exproprié et nationalisé toutes les entreprises américaines sur son territoire, s’est lié à l’URSS et se déclare communiste.
Mais les États-Unis n’ont pu trouver à l’intérieur même de Cuba la force organisée qu’ils ont trouvée ailleurs chaque fois qu’ils ont voulu intervenir dans un pays. Et la perspective de se heurter à tout un peuple en armes a suffi pour les empêcher de tenter une intervention militaire de l’extérieur. Ainsi, alors que la situation de Cuba semblait bien pire géographiquement et politiquement que celle de la plupart des autres pays où l’impérialisme américain s’est permis d’intervenir, là il n’a finalement pas osé.
Si tel était le cas il y a trois ans qu’Allende aurait été renversé par l’armée, le jour où il arriva en tête des élections présidentielles avec 36,3 % des suffrages seulement contre 34,98 % au candidat de droite Jorge Alessandri et 27,84 % au candidat démocrate-chrétien Radomiro Tomic. D’ailleurs, la constitution chilienne prévoit dans ce cas que l’élection est soumise à ratification par le Parlement. Or au sein de celui-ci, la Démocratie Chrétienne apporta ses voix à Allende qui fut donc élu tout à fait régulièrement.
Et si c’était une question de pourcentage des voix, l’armée aurait dû hésiter encore davantage ces derniers mois puisque le 4 mars dernier, lors des élections législatives, I’Unité Populaire avait obtenu 43,9 % des voix et avait donc amélioré son assise électorale de plus de 7 % depuis les présidentielles.
Pourtant L’Humanité (30.6.73) elle-même doit écrire : « C’est d’ailleurs depuis les élections législatives de mars dernier - marquées par une progression spectaculaire de l’Unité Populaire (de 36 % à 44 %) - que les faux démocrates de tout acabit se sont engagés, ouvertement, dans la voie de la sédition ».
En fait le pourcentage des voix recueillies par Allende n’avait aucune espèce d’importance pour l’armée. Allende et l’Unité Populaire auraient-ils recueilli plus de 50 % des voix, 60 ou 70 % même, que cela n’aurait en rien arrêté les généraux. L’armée et la police sont faites pour permettre à la bourgeoisie avec quelques dizaines de milliers d’hommes (c’est à-dire avec des forces numériquement infimes par rapport à n’importe quelle majorité électorale, même relative comme celle d’Allende), parce qu’ils sont armés et organisés, de dicter sa loi à des millions d’autres qui ne le sont pas. C’est même fondamentalement leur rôle et leur raison d’être, sinon pourquoi la bourgeoisie entretiendrait-elle à grands frais une armée et une police ?
La démocratie est un luxe dont la bourgeoisie se passe lorsque les circonstances l’exigent, de son point de vue.
Ce n’est pas l’attachement imbécile à la légalité qui trace les limites de l’action des hommes politiques bourgeois, et pas plus ceux de gauche que ceux de droite. C’est la conscience des intérêts des classes qu’ils représentent et qu’ils défendent.
Ceux de droite n’ont aucun scrupule à faire appel à l’armée et à la police, contre la constitution légale : les conservateurs et les démocrates-chrétiens qui ont appuyé la junte au Chili viennent de le démontrer une nouvelle fois ; de Gaulle qui s’aida de la révolte des pieds-noirs et de l’armée d’Algérie pour venir au pouvoir, en est un autre exemple.
Quant à ceux de gauche, s’ils se veulent généralement plus respectueux de la légalité, comme apparut Allende par exemple, c’est parce que cette légalité est pour eux un instrument essentiel pour tenir et retenir les masses travailleuses sur lesquelles ils s’appuient électoralement. Que ces masses tentent malgré tout d’aller plus loin qu’ils ne veulent le permettre et ils savent fort bien eux aussi, sans se préoccuper de la légalité, faire alors donner contre elles la force brutale de l’armée et de la police.
Allende lui-même a su modifier la loi lorsqu’il a estimé que c’était de l’intérêt général de la bourgeoisie de le faire : à propos des nationalisations ou de la réforme agraire par exemple. N’importe quel homme politique bourgeois est capable de faire cela. Avant lui, le démocrate-chrétien Frei l’avait fait aussi.
Si Allende, en revanche, ne s’est pas attaqué à l’armée et à la police, s’il a voulu respecter à la lettre la constitution actuelle du Chili, c’est par conscience et choix politiques, et non par scrupules de justice. C’est parce qu’il estimait qu’il était vital pour les intérêts généraux de la bourgeoisie de les conserver intactes.
Toute l’histoire des siècles et des décennies passés comme l’exemple actuel du Chili le prouve : lorsqu’elle estime que ses intérêts l’exigent la bourgeoisie est prête à faire tuer et massacrer des milliers sinon des millions d’hommes. Pour défendre ses intérêts elle a été capable de déclencher et de mener deux guerres mondiales qui ont fait des dizaines de millions de victimes. Pour défendre ses intérêts elle a toujours été prête à déclencher la guerre civile, en Grèce, en Espagne, en Indonésie, etc.
Compter sur la bonne volonté d’une telle classe, compter qu’elle s’inclinera devant le jeu démocratique au cas où il lui serait défavorable, voilà la véritable utopie, l’invraisemblable cécité qui ne peut que préparer d’autres désillusions et d’autres massacres.
Contre l’armée bourgeoise, contre la caste des officiers et l’état-major, il n’y a pas de garantie possible.
L’existence du contingent, ligoté, bâillonné, soumis au sein de l’armée n’en est une en aucune façon.
Les travailleurs ne seront garantis contre un mauvais coup de la part de l’armée et de la police, que si elles sont mises hors d’état de nuire, c’est à-dire dissoutes et désarmées. Sinon l’armée restera comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tout gouvernement de gauche et à plus forte raison de tout pouvoir ouvrier.
Et désarmer l’armée cela veut dire que les armes doivent passer aux mains des travailleurs. L’armement de la classe ouvrière, gage réel du pouvoir des travailleurs, voilà le premier point fondamental d’une politique au service des travailleurs. Sans ce point-là, tous les programmes de gauche, tous les programmes socialistes, dont la réalisation peut être remise en cause à tout moment par une intervention de l’armée, ne sont qu’illusion et poudre aux yeux.
Le paradoxe est que les classes possédantes pour qui la crise est à la fois prétexte et raison à se débarrasser d’Allende et de la gauche sont les principales responsables de cette crise. Ce sont les États-Unis en instaurant le blocus financier du Chili et les bourgeois chiliens en exportant massivement leurs capitaux qui sont responsables de la crise financière et de l’accroissement énorme de l’inflation. Ce sont les grands propriétaires terriens qui en abattant leur bétail, en l’exportant en Argentine ou en refusant aux paysans leur matériel agricole sont responsables de la pénurie d’un certain nombre de produits agricoles.
Oui, Allende a été renversé parce que le gouvernement d’Unité Populaire s’était montré incapable de venir à bout de la crise, et que du coup la bourgeoisie chilienne a cherché une autre solution politique. Mais c’est à cause même de cette crise que la gauche chilienne était venue au pouvoir. C’est dans un Chili qui connaissait déjà à la fois l’inflation (plus de 30 % de hausse des prix par an) et l’agitation sociale (grèves, occupations de terres, mouvements étudiants) que l’Unité Populaire a remporté une victoire électorale. C’est à cause de cette crise que les classes possédantes l’ont acceptée un moment au pouvoir dans l’espoir qu’un gouvernement de gauche jouissant de la confiance des masses ouvrières et paysannes viendrait à bout plus facilement de l’agitation.
Le problème n’est donc pas pour la gauche de pleurer sur les difficultés créées par la crise mais de savoir pourquoi elle n’a pas été capable d’y apporter une solution... et quelle aurait pu être cette solution.
La crise économique et, avec celle-ci, la crise sociale et politique ont effectivement été la cause du renversement d’Allende. De deux manières : d’une part elles fournissaient à l’extrême droite et à la réaction militaire un appui dans l’opinion petite-bourgeoise ; d’autre part elles amenaient les classes possédantes à se rallier à la solution des militaires et de l’extrême droite et à se débarrasser d’un gouvernement dont la gestion économique s’avérait désastreuse et qui se révélait de plus en plus incapable d’assurer l’ordre. Pour la droite, il va sans dire que la crise économique qu’elle reproche à Allende n’est qu’un prétexte, et surtout l’occasion d’appliquer sa politique de toujours de faire une saignée dans la gauche et le mouvement ouvrier.
Mais comme toujours la bourgeoisie n’a qu’ingratitude pour la gauche qu’elle a tolérée au pouvoir pendant un certain temps dans l’espoir qu’elle pourrait mieux que la droite juguler la crise financière et sociale.
Dans le même temps où elle demandait à Allende au gouvernement de trouver des solutions, elle lui créait les pires difficultés en mettant tout ce qu’elle pouvait de ses capitaux et de ses biens hors du Chili. Et quand, en partie au moins à cause de cette attitude, la crise s’est encore aggravée elle s’est appuyée sur cette aggravation pour liquider, en même temps que le mouvement ouvrier, Allende lui-même.
Pour lutter contre la crise économique et financière Allende a utilisé tous les différents moyens et expédients dont peut user n’importe quel gouvernement bourgeois en pareil cas : contrôle des changes, contrôle du commerce extérieur, rationnement, réquisitions.
Mais de même qu’il a été respectueux de l’État, des fonctionnaires, des magistrats, de la police et de l’armée, il s’est incliné respectueusement devant la règle sainte de la bourgeoisie du secret commercial et du secret bancaire. Il n’a pas fait mine une seule fois d’appeler ouvriers et employés à assurer réellement les contrôles que son gouvernement instaurait en théorie.
De même d’ailleurs qu’il s’est bien gardé d’appeler les paysans à s’emparer du bétail et des machines appartenant aux grands propriétaires et dont ils auraient eu absolument besoin pour mettre en valeur la terre qui leur était remise par la réforme agraire.
Quand il a lancé des appels ce fut au contraire pour inciter les ouvriers à ne pas multiplier les occupations d’usines non prévues au programme de l’Unité Populaire et les paysans à ne pas précipiter la réforme agraire ou à ne pas aller plus loin dans le partage des terres ou des biens des grands propriétaires que la loi ne le prévoyait.
Et ainsi les capitalistes purent exporter tranquillement leurs capitaux et les propriétaires fonciers saboter les effets possibles de la réforme agraire en gardant, outre 80 hectares, bétail et machines agricoles, ce qui eut pour effet d’accentuer l’inflation et les difficultés du ravitaillement. Et les contrôles, le rationnement, les réquisitions, assurés par les seuls fonctionnaires et donc bien inefficaces sur le fond, n’eurent d’autres résultats que d’accentuer l’hostilité de la petite bourgeoisie.
Comme ce fut le cas pour le Front Populaire en 1936, comme ce fut le cas pour Allende et l’Unité Populaire au Chili, ce n’est guère qu’en période de crise que la gauche a des chances de parvenir au pouvoir.
Expliquer alors que contre la crise économique la gauche ne peut rien c’est d’avance expliquer que son passage au gouvernement ne peut être qu’un échec.
Actuellement déjà, sans qu’il y ait de raisons autres que la volonté de certains capitalistes de spéculer sur les monnaies, le franc, comme les autres monnaies occidentales d’ailleurs, est régulièrement mis en péril par des mouvements de capitaux. Ainsi, à l’heure où nous écrivons, on parle d’une possible dévaluation du franc. Au lendemain des événements de mai-juin 1968 de Gaulle lui-même dut faire face à une telle situation. Et en 1969, pour cette même raison, Pompidou dut déjà procéder à une dévaluation.
Qu’est-ce que cela pourrait donc être si l’ensemble des possesseurs de capitaux jouaient ensemble contre le franc en exportant leurs capitaux, soit pour créer des difficultés à un gouvernement dont ils désapprouveraient la politique, soit par simple méfiance dans l’avenir de cette politique ? La France n’est certes pas à l’abri d’une éventuelle crise financière comme celle que connaît le Chili.
D’ailleurs il y a un précédent. Le gouvernement de Front Populaire de Léon Blum a eu affaire avec les mêmes difficultés et la même attitude des possesseurs de capitaux. Ce fut une des principales causes de l’échec du Front Populaire.
Pour empêcher la spéculation contre le franc ou les exportations de capitaux il ne suffirait certainement pas d’instaurer le contrôle des changes. Il faut se donner les moyens que ce contrôle soit effectif. C’est à-dire s’assurer que les capitaux ne passent pas malgré tout à travers les frontières, comme ils le font en général dans pareil cas par la fraude ou les opérations fictives commerciales.
Ces moyens il n’y a pas trente-six manières de se les donner. La seule c’est de demander à tous les travailleurs de contrôler les comptes des industriels et des capitalistes. Il faudrait lever le secret commercial et le secret bancaire, instaurer le contrôle de tous les livres de comptes et de tous les comptes bancaires, surveiller toutes les opérations financières. La classe ouvrière tout entière, l’ensemble des travailleurs, ouvriers et employés des usines et des banques, peuvent le faire. Mais il n’y a qu’eux.
Exactement celle d’Allende. Il suffit de lire le paragraphe consacré à ce sujet dans le programme commun de gouvernement du PC, du PS et des radicaux de gauche pour s’en convaincre.
« Le gouvernement prendra, dès le départ, des mesures rigoureuses en s’appuyant sur le secteur nationalisé (et en premier lieu le secteur bancaire), en mettant en place un contrôle des changes renforcé. La spéculation contre la monnaie constituera un délit défini par la loi. »
Pas question donc de faire appel aux travailleurs pour que ce contrôle dont parle le programme commun soit quelque chose d’effectif. Pas question d’en finir avec le secret commercial et le secret bancaire. Mitterrand et l’Union de la Gauche entendent lutter contre l’éventuel « mur d’argent », contre lequel le Front Populaire s’est déjà brisé, avec les seules armes qu’emploie n’importe quel gouvernement bourgeois. C’est dire qu’ils admettent d’avance de ne pas être plus efficaces que Giscard... alors qu’ils savent fort bien et disent eux-mêmes qu’ils risquent d’être en butte à des difficultés encore plus grandes, parce qu’ils sont la gauche et parce que cette gauche a toutes les chances d’arriver au pouvoir en période de crise.
L’Humanité du 9.9.73, reprenant les thèses du Parti Communiste Chilien, écrivait : « L’Unité Populaire doit conquérir la majorité, la classe ouvrière doit gagner des alliés. » « Ce serait une erreur, disent encore les communistes, de croire que la classe ouvrière seule peut résoudre le problème de la révolution chilienne, même si elle a été le moteur de la victoire de l’Unité Populaire et si elle reste le facteur décisif de l’échec des tentatives répétées de coup d’État. »
Effectivement la classe ouvrière, qui est minoritaire au Chili comme pratiquement dans tous les pays, même les plus industrialisés, doit, pour acquérir ou conserver le pouvoir, trouver des alliés dans les autres couches sociales, la paysannerie et aussi la petite bourgeoisie urbaine, ou du moins les neutraliser, afin d’empêcher qu’elles servent de troupes à la réaction.
Au fur et à mesure que le temps passait les couches moyennes urbaines (boutiquiers, petits et moyens entrepreneurs, médecins, membres des professions libérales, etc.) s’éloignaient encore de l’Unité Populaire et du gouvernement Allende et s’y opposaient de plus en plus.
Il est possible et même certain que les grèves des commerçants, des médecins et surtout des camionneurs aient été attisées, utilisées et même dirigées par la droite dans sa lutte contre le gouvernement de gauche. Mais les raisons du mécontentement des petits-bourgeois sont à chercher ailleurs. Ce sont les difficultés économiques, difficultés du ravitaillement, rationnement, inflation galopante, qui en furent la cause, qui ont dressé les petits-bourgeois contre le gouvernement Allende.
Leur irritation fut d’autant plus grande que pour faire face à ces difficultés croissantes, le gouvernement multiplia les contrôles et les réquisitions qui tombèrent essentiellement sur ces couches moyennes, sans pour cela d’ailleurs améliorer la situation économique. C’est en effet aux grands capitalistes qui exportaient leurs capitaux ou aux grands propriétaires terriens qui sabotaient la réforme agraire ou ses effets qu’il aurait fallu s’attaquer.
Mais la politique du gouvernement Allende a abouti à laisser ceux-là en toute impunité tout en leur fournissant des troupes contre lui-même en se révélant incapable de porter remède à la crise et en multipliant les tracasseries contre la petite bourgeoisie.
La politique inverse de celle d’Allende, une politique qui en s’attaquant résolument aux capitalistes et aux grands propriétaires fonciers aurait permis de réduire l’ampleur de la crise sinon de l’empêcher tout à fait.
Il aurait fallu faire une réforme agraire radicale, qui remette aux paysans non seulement la totalité des terres des grands domaines mais également le bétail et les machines sans lesquelles il n’y a guère aujourd’hui d’agriculture moderne possible. À ce compte-là d’abord la couche des grands propriétaires aurait été radicalement extirpée des campagnes, où elle constituait une base contre-révolutionnaire en organisant et armant de véritables troupes privées pour s’opposer aux paysans. Et, de plus, la réforme agraire aurait pu effectivement aboutir à une augmentation de la production agricole. Ainsi une des sources des difficultés du ravitaillement aurait été supprimée.
De même il aurait fallu mettre sous le contrôle absolu des travailleurs, ouvriers et employés, les livres de comptes des capitalistes et leur compte en banque.
C’était la seule manière d’empêcher la fuite des capitaux, une des sources des difficultés financières du régime Allende.
Certes dès le départ la petite bourgeoisie n’était pas favorable, en majorité, à la gauche et à l’Unité Populaire. Une partie de ces petits-bourgeois, en particulier ceux des couches supérieures, touchant aux capitalistes proprement dits, ne pouvaient sans doute pas être gagnés. Mais certains le pouvaient. À condition que la gauche montre qu’elle était résolue à surmonter la crise en s’attaquant sans faiblesse aux trusts, à la grande bourgeoisie et non en trouvant des palliatifs inefficaces, qui ne gênaient que la petite bourgeoisie alors que celle ci, après le prolétariat, était évidemment la couche sociale la plus touchée par la crise.
C’est la thèse de Fajon, du PC et de toute la gauche. Les classes moyennes auraient été effrayées par les excès provoqués par les gauchistes (occupations d’usines non prévues par le programme des nationalisations, des terres qui tardaient à être touchées par la réforme agraire, consignes de désobéissance lancées aux soldats, etc.)
En fait ce qui a dressé les classes moyennes en grande partie contre le régime de l’Unité Populaire ce sont les difficultés économiques. Or dans celles-ci les gauchistes n’ont rien à voir. Ils ne sont pas responsables de -l’inflation qui a atteint finalement 340 % entre juillet 72 et juillet 73. C’était le gouvernement et personne d’autre qui pouvait faire marcher la planche à billets.
D’ailleurs les grèves des camionneurs, des commerçants ou des professions libérales ont éclaté à propos des problèmes économiques et nullement à propos des occupations d’usines, de terres ou des problèmes des soldats.
En fait ce n’est pas une action dure et radicale qui fait peur aux classes moyennes. La preuve c’est qu’elles peuvent être gagnées, quand la gauche n’y prend pas garde, à la politique de l’extrême droite qui n’hésite pas elle à employer les méthodes terroristes. N’est-il pas paradoxal d’expliquer que les ouvriers, en employant l’arme de la grève, ont fait peur aux petits-bourgeois qui se sont précipités dans les bras de l’extrême droite... qui les appelait à faire grève eux-mêmes ?
Ce n’est pas le « gauchisme » qui a fait peur aux classes moyennes chiliennes, c’est l’absence de politique radicale, « gauchiste », de l’Unité Populaire contre les grands capitalistes et l’État bourgeois, qui sont les ennemis des petits-bourgeois aussi bien que du prolétariat, qui n’a pas permis de les gagner. La petite bourgeoisie ne peut se rallier à la gauche et aux travailleurs que si ceux-ci lui offrent une perspective. Sinon la pente naturelle, inévitablement, les entraîne effectivement vers l’extrême droite.
Et une gauche qui ne s’attaque pas à l’État bourgeois, qui laisse en place les mêmes fonctionnaires, les mêmes agents du fisc qui les grèvent d’impôts, les mêmes policiers qui s’attaquent à leurs manifestations, n’a aucune chance d’attirer artisans, commerçants, petits-bourgeois divers. Si l’État est le même et a le même poids pour eux avec la gauche qu’avec la droite, alors oui il y a toutes les chances qu’ils glissent du côté de l’extrême droite et des fascistes.
L’affirmation selon laquelle « il ne faut pas effrayer la petite bourgeoisie », que l’on lit souvent sous la plume des dirigeants du Parti Communiste Français et de l’Union de la Gauche ne fait que traduire leur volonté de ne pas « effrayer » la grande bourgeoisie dont ils aspirent à gérer les affaires.
C’est ainsi que toute la gauche nous le présente. De la part du PS et du PC ce n’est pas étonnant. Mais une partie de l’extrême gauche participe maintenant à la mystification. Sous le prétexte que toute la gauche chilienne sans distinction est en butte à la répression féroce de la junte, il ne serait plus l’heure de comprendre, d’analyser et de se démarquer mais de soutenir sans critique. Comme si le fait d’avoir livré sans armes et sans organisation les travailleurs, les paysans et les militants de gauche chiliens au massacre absolvait tout.
Certes nous défendons tous ceux qui sont en butte à la répression. Nous avons la même solidarité face à la junte militaire pour les intellectuels que pour les ouvriers chiliens, pour les libéraux bourgeois que pour les militants du PC ou du PS chiliens, ou que pour les trotskystes. Mais cette solidarité face à la soldatesque ne doit pas nous empêcher de comprendre et rechercher quelle politique fut celle des uns et des autres et en particulier des dirigeants de l’Unité Populaire et d’Allende lui-même.
Par sa politique fondamentale,- souci de préserver à tout prix l’État bourgeois, refus de faire appel à l’initiative révolutionnaire des travailleurs -, Allende était un homme politique bourgeois. Sa politique fut simplement l’une des politiques possibles de la bourgeoisie dans le contexte du Chili. Il y en avait d’autres, celle de la junte militaire par exemple, qui exigeait le massacre préalable de la gauche et du mouvement ouvrier, et éventuellement même si l’on ne pouvait faire autrement la mort d’Allende.
À celui-ci la junte aurait d’abord offert un avion pour partir à l’étranger, ce qu’il aurait refusé si nous en croyons le récit d’une de ses filles qui fut avec lui au palais présidentiel jusqu’au tout dernier moment. La mort d’Allende en combattant les armes à la main, comme cela semble donc être le cas, prouve sans doute son courage personnel et sa fidélité à sa politique. Elle prouve même que pour donner plus de poids à cette politique aux yeux des masses et de l’opinion, c’est à-dire finalement y enchaîner encore davantage les travailleurs chiliens, il a été jusqu’à sacrifier sa vie. Cela ne prouve pas que cette politique était une politique socialiste prolétarienne. Et cela ne fait d’Allende qu’un martyr de gauche au service de la bourgeoisie, mais pas un martyr du socialisme.
Mitterrand est exactement le même type d’homme politique qu’Allende. Dans un contexte similaire à celui du Chili il pourrait subir exactement le même sort. Et nous pouvons dire d’avance que, comme Allende, il accepterait plutôt de risquer sa vie que mettre en cause les fondements mêmes de la domination de la bourgeoisie.
Les exemples de politiciens bourgeois, démocrates ou hommes de gauche, abattus ou fusillés par la réaction militaire ou l’extrême droite sont légion dans l’histoire. Le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne n’épargna nullement sociaux-démocrates ou libéraux bourgeois qui pourtant tous, à des degrés divers, avaient par leur politique contribué durant les années précédentes à sauver l’ordre bourgeois et empêcher la révolution prolétarienne. En France même le régime de Pétain n’hésita pas à faire juger et jeter en prison Léon Blum qui, trois années plus tôt, en se comportant suivant ses propres termes « en gérant loyal du capitalisme », avait protégé celui-ci contre la montée ouvrière.
Car les démocrates et les hommes de gauche hésitent et généralement refusent de s’attaquer à l’extrême droite et encore plus aux militaires d’extrême droite parce que ceux-ci demeurent, en tous les cas, une solution de rechange possible pour la bourgeoisie. Et il est dans la politique des démocrates bourgeois justement de préserver toutes les solutions politiques possibles au service de la bourgeoisie. Mais par contre, comme la politique de l’extrême droite et de la réaction militaire est de détruire tout mouvement ouvrier, il leur est quasi nécessaire de détruire aussi toute démocratie et, le plus souvent, de mettre donc les politiciens libéraux bourgeois eux-mêmes hors d’état de nuire.
Le fait qu’Allende était un homme de gauche a certes facilité les choses pour l’extrême droite, parce qu’Allende, en s’aliénant les classes moyennes, les a dressées contre la gauche et contre la classe ouvrière. Et aussi, parce qu’en ne donnant pas satisfaction aux travailleurs et aux paysans pauvres, depuis trois ans, sur leurs aspirations essentielles, il a en partie discrédité à leurs yeux le socialisme, qui, à travers la politique de l’Unité Populaire, leur paraissait avoir le même visage que celui du réactionnaire régime du démocrate-chrétien Frei auquel Allende avait succédé : mêmes patrons, même police, mêmes inspecteurs des impôts, etc.
Mais il n’y a pas que les gouvernements de gauche qui peuvent être victimes d’un coup d’État militaire. L’armée peut très bien saisir de la même manière une occasion favorable quand ce n’est pas un homme de gauche qui est au pouvoir. Et d’autres politiciens bourgeois que ceux de gauche peuvent mener une politique telle, et se trouver dans une situation telle, que l’armée ou l’extrême droite envisagent d’intervenir. Ce fut par exemple le cas en France le 6 février 1934. Plus près de nous, nous avons connu il y a dix ans, avec l’OAS, une organisation d’extrême droite dont les cadres étaient constitués par toute une fraction de l’appareil d’État, en particulier de l’armée, et qui essaya à plusieurs reprises d’éliminer par la violence le pourtant déjà réactionnaire de Gaulle. Une telle possibilité d’intervention de l’extrême droite et de l’armée existe aussi à l’heure actuelle en Italie où le régime parlementaire, bien que dominé par les partis de droite, est en état de crise permanente.
Et ce n’est pas parce qu’un coup d’État militaire serait dirigé contre un gouvernement de droite qu’il serait moins sanglant que celui qui vient d’avoir lieu au Chili. Si Salan avait réussi à éliminer de Gaulle en 1962 et à s’emparer du pouvoir, il n’est pas sûr que de Gaulle et ses amis politiques d’une part et la classe ouvrière d’autre part ne l’aient pas payé très cher.
Les intérêts de la bourgeoisie, non. Allende les représentait tout autant que l’armée les représente. Mais ils ne représentent pas la même politique, pas la même manière de défendre les intérêts de cette bourgeoisie. Et il est même bien possible que la politique qui correspondait le mieux aux intérêts de la bourgeoisie chilienne ait été celle d’Allende. Mais les différentes fractions politiques qui prétendent représenter les intérêts de la bourgeoisie sont rivales et chacune saisit, quand elle le peut, l’occasion d’imposer sa politique et de se hisser au pouvoir.
La différence fondamentale est que l’armée et l’extrême droite peuvent anéantir, pour parvenir à leur but, tous les hommes politiques de la bourgeoisie, qu’ils soient de gauche ou de droite, mais que ni la bourgeoisie, ni ses hommes politiques, ne peuvent anéantir l’armée, la police, et leurs états-majors, sans scier la planche sur laquelle ils sont assis.
Au-delà de tout gouvernement de gauche c’est tout le mouvement ouvrier, tout le mouvement socialiste qui serait visé et dont la destruction serait projetée. Aucun ouvrier, aucun socialiste n’aurait donc le choix. Sous peine de mort il faudrait se défendre les armes à la main. Et le faire, bien sûr, aux côtés de tous ceux qui seraient menacés de même, y compris la gauche non révolutionnaire ou les libéraux bourgeois.
La pire des politiques pour la classe ouvrière serait dans ce cas-là celle préconisée actuellement par la gauche et par une partie de l’extrême gauche à propos du Chili : se ranger, politiquement et militairement, derrière le gouvernement de gauche, sous prétexte qu’il est le premier visé par le putsch ou le coup d’État.
C’est toute la politique de cette gauche qui a abouti au Chili à mener les travailleurs sous les coups des putschistes, comme elle y aboutirait en France. Ne pas leur donner d’autres perspectives sous prétexte que l’on est devant le putsch c’est leur demander de se rallier et d’approuver la politique dont ils sont victimes en ce moment même, et qui ne peut que les mener, de toute manière, de catastrophe en catastrophe.
Quant à faire confiance sous des prétextes « militaires », c’est aussi absurde puisque l’une des bases de la politique de cette gauche c’est justement de refuser absolument d’armer la classe ouvrière et les travailleurs. En 1936 en Espagne les travailleurs ne purent, dans un premier temps, faire échec au coup d’État de Franco que parce que, sans tenir compte du gouvernement de Front Populaire, qui n’avait jamais envisagé d’armer la population, ils s’armèrent, s’organisèrent en milice, combattirent sans attendre ni ses ordres ni son appui.
Et la politique des partis ouvriers qui se rangèrent alors derrière les bourgeois « républicains », et renoncèrent à défendre les intérêts et les revendications propres des travailleurs et des paysans au nom de « l’unité », n’aboutit qu’à démoraliser ceux-ci, et non à renforcer la lutte contre les franquistes.
Même si elle se trouve à combattre, par la force des choses, dans le même camp qu’un Mitterrand ou un Allende, la classe ouvrière ne doit donc pas se ranger derrière eux, pas leur faire confiance, mais mener sa politique et s’organiser indépendamment, militairement et politiquement, pour pouvoir le faire.
Les révolutionnaires sont les seuls à mettre l’accent sur la nécessité pour les travailleurs de briser l’État bourgeois, de briser l’armée et la police et de s’armer eux-mêmes.
Or non seulement le socialisme, non seulement le pouvoir des travailleurs dans l’entreprise ou sur la société tout entière, mais même de simples réformes dans le cadre de la société capitaliste, ne pourraient être assurés qu’à cette condition.
Les partis de gauche qui prétendent donc vouloir les réformes, le pouvoir des travailleurs ou même le socialisme, sans se fixer d’abord, et sans fixer aux travailleurs la tâche de se donner cette garantie, n’ont aucune chance de se donner les moyens de réaliser leurs prétendus programmes. Ce qui revient à dire qu’ils n’ont pas la volonté réelle de les réaliser.
Il y a différence dans nos conceptions respectives du socialisme car nous n’avons certainement pas la même vision de celui-ci que les sociaux-démocrates qui parlent de socialisme à propos de la Suède ou les staliniens qui estiment que l’URSS est un pays socialiste en marche vers le communisme. Il y a différence aussi dans la question de savoir si les travailleurs ou les partis qui les représentent, pourraient parvenir au pouvoir à la suite d’une simple opération électorale dans le cadre de la constitution actuelle, car nous ne pensons pas qu’une constitution bourgeoise permette aux travailleurs de s’emparer du pouvoir et encore moins de le garder.
Mais la différence essentielle, fondamentale, entre Lutte Ouvrière et le PS et le PC, c’est que nous disons aux travailleurs que, pour avoir le pouvoir réel, quelle que soit la manière d’y parvenir, les formes qu’il peut prendre, les modes d’élection, la forme du gouvernement, ils doivent posséder la force de l’assurer, c’est à-dire posséder les armes et les retirer à leurs ennemis, en premier lieu l’armée et la police.
Sous un régime de pouvoir des travailleurs, tous les problèmes politiques, économiques, sociaux, culturels, depuis la forme d’une constitution ouvrière jusqu’au rythme des nationalisations, en passant par les problèmes de l’éducation ou de l’information, pourront être discutés et devront être discutés par l’ensemble des travailleurs, et leurs différentes organisations. Tous les programmes sur tous les sujets pourront s’affronter librement au sein de la classe ouvrière. Toutes les questions pourront être résolues démocratiquement par l’ensemble des travailleurs et devront l’être.
Mais ce que nous disons - et ce que le reste de la gauche refuse de dire - c’est qu’il n’y aura de pouvoir des travailleurs que lorsqu’il y aura les armes aux mains des travailleurs, et d’eux seuls.
Être de gauche sans être pour la révolution, c’est se préparer à subir le destin de la gauche chilienne. Car être révolutionnaire, ce n’est pas autre chose que d’être conséquemment de gauche, c’est à-dire pour le socialisme, mais en ayant bien l’intention de se donner les moyens d’instaurer et de défendre ce socialisme.
Sans ces moyens, les armes aux mains des travailleurs, le socialisme n’est qu’une utopie. Et les victoires éventuelles des socialistes, quelles qu’elles soient, ne font que préparer de nouvelles désillusions, de nouvelles défaites et de nouveaux massacres.
Pour la gauche, le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier, les défaites, comme celle du Chili aujourd’hui, ont été dans la dernière période historique, bien plus nombreuses, hélas, que les victoires. Le plus démoralisant peut-être est que les plus sanglantes de ces défaites furent même la plupart du temps sans véritable combat, sans que les travailleurs se soient donné la moindre chance de triompher.
Une telle constatation peut sembler parfaitement désespérante devant tant d’occasions gâchées. Cependant elle signifie aussi que ce n’est pas à cause d’une faiblesse intrinsèque et sans remède que la gauche, le socialisme et la classe ouvrière ont été vaincus jusqu’ici. Tous les espoirs restent permis, le jour où la classe ouvrière saura se donner les moyens de mener à bien une politique dans ses intérêts et ceux du socialisme, qui sont exactement les mêmes.
Car les énormes contradictions du monde contemporain - l’incapacité des pays dits du tiers-monde, c’est à dire les trois quarts de la population de la planète, à sortir du sous-développement, la crise économique qui, par le biais d’une crise financière, se fait de plus en plus menaçante sur l’ensemble des grands pays impérialistes, pour ne citer que deux des principales de ces contradictions - mettent même le socialisme plus à l’ordre du jour que jamais. La nécessité d’une organisation de la société à l’échelle mondiale sur une nouvelle base, la suppression de la propriété capitaliste et de l’exploitation, est plus pressante que jamais si l’on veut éviter une nouvelle conflagration à l’échelle mondiale, qui ne pourrait être qu’une catastrophe encore plus énorme que les précédentes.
Le problème, le seul problème en fait, est de savoir si, lors des prochaines luttes d’envergure et lors des prochaines crises de la société capitaliste - qu’elles soient géographiquement limitées ou générales -, la classe ouvrière saura cette fois se donner l’organisation et la politique qui peuvent la mener à la victoire, c’est à-dire une organisation et une politique révolutionnaires.
Sinon d’ailleurs le Chili après l’Espagne, la Grèce, l’Indonésie, le Brésil, etc., etc., nous indique clairement quelle est l’autre voie qui s’offre à l’humanité : celle de la réaction, de la dictature militaire et policière et du fascisme.
« Socialisme ou barbarie », écrivait Marx il y a bien longtemps déjà. L’exemple tout frais du Chili vient cruellement rappeler à tous les travailleurs que ce dilemme n’a rien perdu de son actualité.